Par le Colonel (r) Boubaker BENKRAIEM*
Le Général-commandant en Chef Carl Van Horn, qui a gardé le commandement de l’Organisation de contrôle de la trêve en Palestine installé à Jérusalem et qui, du fait de son expérience, était venu au Congo faire démarrer cette nouvelle mission des Casques bleus, a été, sur sa demande, remplacé à la mi-décembre 1960 par le Lt Général irlandais Sean Mac Eoin. Celui-ci trouva, à son arrivée, une situation assez explosive et des rapports avec la population et les autorités congolaises tellement inquiétants, surtout à Léopoldville, qu’il adressa le 15 mars 1961, aux troupes des Nations Unies, le message suivant:
« Je vous adresse ce message en raison des incidents qui se sont récemment produits dans certaines localités et qui ont nui aux bons rapports qui existaient entre l’ANC et les troupes des Nations Unies. Je déplore profondément ces incidents, comme je déplore la part de responsabilité qui peut incomber à nos propres troupes. Je considère ces évènements comme extrêmement regrettables et j’estime que nous devons maintenant faire un effort particulier en vue d’améliorer les rapports que nous entretenons avec la population civile et l’armée. Nous sommes au Congo pour y aider, par tous les moyens en notre possession, les autorités congolaises, l’ANC et la population civile à maintenir la paix jusqu’au moment où elles auront trouvé la solution de leurs problèmes. Telle a toujours été notre tâche. Elle demeure la même. Notre mission consiste avant tout à apporter ici une aide. Nous ne pourrons nous en acquitter que si nous faisons un effort pour aller vers les habitants du pays, pour les connaître et les comprendre, ainsi que les difficultés qui les assaillent. Nous avons, par conséquent, le devoir de nous efforcer de les connaître et de nous familiariser avec leurs problèmes, de vivre avec eux en contact aussi étroit et en aussi bonne intelligence que possible. Si nous comprenons bien cela, la tâche de coopération et d’aide, dont j’ai parlé plus haut, deviendra parfaitement simple.
Tout incident de l’ordre de ceux dont j’ai parlé, tout malentendu, retardent le jour de l’achèvement de notre tâche, et, ce qui est plus grave encore, celui où l’entente règnera enfin au Congo. Des remarques qui précèdent, il vous sera facile de conclure que la responsabilité que nous assumons est peut-être la plus lourde qu’il soit aujourd’hui donné à des hommes de porter où que ce soit dans le monde. Il nous faut prendre pleinement conscience de l’importance de notre tâche. Si nous n’y parvenons pas, nous serons incapables de nous acquitter dans l’esprit voulu, du mandat qui nous a été confié.
Je suis persuadé qu’il suffira de ce rappel de la mission qui est ici la nôtre pour qu’une amélioration générale se manifeste de façon immédiate dans les rapports que nous entretenons avec la population du pays tout entier. Je dois d’ailleurs ajouter que, presque partout dans le pays, nos rapports ont été et demeurent excellents,et je voudrais dire à tous les officiers, sous-officiers et hommes de troupe toute ma gratitude pour l’excellent travail qu’ils ont accompli.
Je dois cependant ajouter que nous ne pouvons nous permettre,pas même un seul instant, de relâcher notre effort. J’ai la certitude que, par leur bon exemple, leur discipline et leur bonne volonté, nos unités sauront s’acquitter pleinement de la tâche que nous devons accomplir ici. Bonne chance à chacun d’entre vous. Que Dieu vous bénisse. » Lt Général Sean Mac Eoin
Afin de mettre un terme à ces fâcheux incidents qui ne contribuaient qu’à compliquer davantage une situation qui n’était déjà que trop confuse, le commandement de la Brigade avait décidé de décréter,par l’Instruction Opérationnelle N°1 en date du 25 mars 1961, certains secteurs de la ville de Léopoldville «Zones sûres», «Zones non sûres» et «Zones dangereuses». Outre les quartiers et les cités indigènes qui étaient déclarés «Zones non sûres », certains quartiers résidentiels et des Cités européennes l’ont été aussi en raison soit de leur éloignement, soit de leur voisinage des camps de l’ANC ou des cités indigènes.
Tous les personnels de toutes les nationalités, civils et militaires,travaillant sous l’égide des Nations Unies au Congo, sous quelque forme que ce soit, ont été avisés de cette note. Il y a lieu de préciser qu’en plus des missions opérationnelles, l’ONU employait plusieurs contingents dans les tâches administratives, logistiques,de communications, de santé et de police militaire et on trouvait des contingents suédois, canadiens, pakistanais, indous, norvégiens, malaisiens, indonésiens, libériens, irlandais, éthiopiens, égyptiens, marocains, maliens (sénégalais et soudanais), nigériens et des ghanéens entre autres et tunisiens bien sûr.
Des instructions claires et des consignes précises ont été données,par le commandant de la Brigade tunisienne, pour mettre tous les personnels devant leur responsabilité car la vigilance était de rigueur.
Les incidents se multiplièrent et les accrochages, plus ou moins graves, étaient de plus en plus nombreux.
C’est dans cette ambiance de méfiance, d’incertitude et de crainte des uns par rapport aux autres qu’au mois de janvier 1961 et alors que les officiers tunisiens se trouvaient au mess de Binza en train de déjeuner que notre camarade le Lieutenant Khelifa Dimassi, officier des transmissions du 9°Bataillon, a reçu une communication de l’une de nos unités implantées en dehors de la ville de Léopoldville, à l’Université de Luvanium. Il a été avisé que le poste radio de l’unité était en panne et qu’elle ne pouvait, par conséquent, communiquer avec le Poste de commandement.
Dans le souci de ne pas laisser nos hommes sans moyen de liaison, il termina rapidement son repas et sans avoir pris d’escorte ni de chauffeur, prit sa jeep et fonça aussitôt vers cette unité. En quittant la ville de Léopoldville, on est tout de suite plongé dans la brousse avec sa forêt très dense et sa végétation luxuriante.
Quelques kilomètres plus loin, il tomba dans une embuscade tendue, d’après des informations non confirmées, par des militaires de l’ANC (Armée nationale congolaise) qui l’auraient arrêté et l’auraient emmené avec eux. Nous n’avons jamais eu de ses nouvelles. Le commandement de l’ANC, répondant aux énergiques injonctions de l’ONU et de la brigade tunisienne, nia totalement l’implication de ses hommes dans cette affaire. Nous avons déduit qu’il aurait été victime d’une vengeance après la mort du Colonel Nkokolo, tué, quelques semaines plus tôt, lors de la fusillade de l’Ambassade du Ghana. Notre camarade de promotion Khelifa Dimassi, porté disparu, est le premier martyr de la promotion.
Le régiment soudanais qui était mis sous contrôle opérationnel de la brigade tunisienne et qui en faisait partie devant être relevé pour rentrer au Soudan, le commandant de la brigade demanda à la Tunisie l’envoi de deux compagnies en renfort en vue de lui permettre de créer un troisième bataillon. En effet, celles-ci arrivèrent début mars 1961 et permirent la création, grâce au prélèvement de deux autres compagnies des 9° et 10° bataillon, le 11° bataillon qui sera commandé par le capitaine Ben Saïd qui recevra, le même mois, sa quatrième étoile et sera nommé commandant. Le 11° bataillon a reçu, comme les autres unités, sa mission et sa zone de responsabilité par l’Ordre d’Opération n° V du 1er avril 1961.
La base aéronavale de Kitona, à l’embouchure du fleuve Congo, une base ultra-moderne pouvant recevoir tout type d’avion à réaction, et qui était mise par la Belgique, avant l’indépendance du Congo, à la disposition de l’OTAN, était tenue par un régiment indonésien. Comme ce régiment devait quitter le pays et rentrer en Indonésie pour fin de mission, le commandement de l’ONUC chargea la brigade Tunisienne de cette base.
Par l’amendement à l’ordre d’opération n°V, le Commandant de la Brigade désigna les 3e et 4e compagnies du 11e bataillon, fraîchement arrivées de Tunisie, pour se rendre à Kitona le 22 avril en vue de remplir cette mission à compter du 1er mai 1961. Ce détachement était commandé au début par le commandant Ben Saïd. Il le sera, un mois et demi plus tard, par le lieutenant Benkraiem,commandant la 4e compagnie, le commandant Ben Saïd ayant été rappelé à Léopoldville pour assurer le commandement de son bataillon.
La mission du détachement de Kitona a été explicitement définie, le 1er mai 1961, par le commandant de la brigade, par les instructions suivantes :
1- protéger par la force, si besoin est, toutes armes, munitions et autre matériel militaire entreposés dans la base;
2- interdire à toute personne non autorisée, l’accès de la base;
3- fouiller tout appareil utilisant la base;
4- saisir sur-le-champ, tout matériel de guerre introduit dans la base et rendre compte immédiatement après à l’état-major (3° Bureau);
5- maintenir l’ordre et la légalité dans la région de la base;
6- empêcher les dommages et les vols dans les biens de la base;
7- prendre toute disposition pour protéger tout appareil ONU utilisant le terrain d’atterrissage.
La base de Kitona, située à quelque vingt kilomètres du village côtier de Banana, à l’embouchure du fleuve Congo, était une base ultramoderne disposant de toutes les facilités et commodités pour les personnels de tout grade. Située à près de dix kilomètres de l’océan atlantique, le climat y était doux et agréable. C’est dans cette localité que j’ai eu l’occasion de rencontrer ainsi que mon camarade feu Salem Hamzaoui, commandant la 3e compagnie, le Président Kasavubu, venu en visite dans cette région, celle du Bas-Congo dont il est originaire.
Le commandement des forces de l’Onuc était confronté, en plus des questions du maintien de l’ordre et de la sécurité, à d’autres problèmes dont celui de l’introduction illicite d’armes, de matériel et de fournitures militaires au Congo. C’est pourquoi le nouveau Commandant en chef des forces de l’ONU adressa, le 27 avril 1961, la Directive opérationnelle n°11 suivante définissant les mesures destinées à empêcher l’introduction illicite au Congo de ce type de matériel :
« La présente Directive s’inspire du paragraphe 3 de la résolution A/L 340 de l’Assemblée générale relative à la situation dans la République du Congo. Aux termes de cette résolution, l’Assemblée estime indispensable que les mesures nécessaires et efficaces soient immédiatement prises pour empêcher des envois d’armes, de matériel et de fournitures militaires au Congo, si ce n’est en conformité des résolutions des Nations unies. Il existe d’innombrables voies d’accès (aériennes, terrestres ou maritimes) par lesquelles des armes et du matériel militaire peuvent être introduites au Congo. On sait ou l’on croit que des armes et des munitions sont entrées au Congo par Matadi, Brazaville, la Province Orientale, Bakwangua, Kolwesi, ELisabethville et Dilolo.
Partout où les troupes de l’ONU sont stationnées, on devra déployer des gardes spéciales, des observateurs et du personnel de renseignements qui seront chargés expressément de surveiller des mouvements illicites et, une fois ces mouvements détectés, d’arrêter les coupables et de saisir les armes et les munitions. S’ils ne sont pas en mesure de procéder à ces arrestations et saisies, un rapport détaillé sur la situation devra être transmis d’urgence et par priorité à notre service de renseignements militaires, et le secteur intéressé ainsi que les personnes qui auront introduit des armes, des munitions et d’autres fournitures de guerre feront l’objet d’une surveillance.
Ces ordres seront transmis aux commandants de toutes les unités, sous-unités et détachements relevant de votre commandement.
Veuillez accuser réception de cette Directive. »
Cette Directive a été rappelée, à toutes les Unités, le 13 mai 1961, par le message suivant et il a été demandé à tous les commandants d’Unités, de faire lire ce message à haute voix dans la langue de travail des effectifs intéressés au moment de l’appel ou du rassemblement, dans les 24 heures qui suivront sa réception:
Trafic d’armes :
« 1- J’appelle votre attention sur la Directive opérationnelle de l’Onuc, n° 11, qui traite des mesures destinées à empêcher l’introduction illicite au Congo d’armes, de matériel et de fournitures militaires,
2- Il a été établi que la Continentale Deustche Luftredefenee continue de se livrer au transport illicite d’armes qu’elle introduit au Congo. Tous les P.C. de formations seront sur leurs gardes et signaleront par télégramme tous renseignements concernant le trafic d’armes. »
S. Mac EoinOIN
Lieutenant général
Commandant la force de l’Onuc
La situation semblait s’améliorer jour après jour et les tentatives de rapprochement de toutes les factions et de tous les partis politiques congolais étaient encouragées par l’ONU dans le but de promouvoir des discussions sérieuses et responsables en vue d’arriver à un compromis permettant de régler sérieusement le problème congolais.
Je voudrais, pour l’Histoire, citer le nom de quelques camarades qui, n’ayant qu’une très mince expérience, ont fait un travail remarquable dans cette Afrique profonde, dans cette brousse inhospitalière et dans ces contrées éloignées de toute civilisation. Certains, dont les noms me reviennent à l’esprit, étaient implantés comme suit:
Lt Mohamed Sadok Chabbi à Port Franqui, Lts Mohamed Louerghi et Abderahamane Belhadj Yahia à Mweka, Lt Moncef Materi au lac Makamba, Lt Hamida Ferchichi à Tshikapa, Lt Ismaêl Bey à Bakwanga, Lt Youssef Barket à Luputa, Lt Mustapha Mokadem à Mwene Ditu, les Lts Mohamed Gzara, Azzeddine Bettaieb, Hamadi Ben Cheikh, Ammar Abdelkader, Zia Ben Cheikh, Kamel Ben Bader, Mustapha Dargouth, Mohamed Ben Guiza, Habib Azzabi, Turki Romdane, Lotfi Loghmari, Mohamed Makhlouf, Mahmoud Gannouni, Abderrazak Essaied, Salem Hamzaoui, Boubaker Benkraiem à Luluabourg et/ou à Leopoldville, le Lt Salem Sabbagh remplissant la fonction d’officier de liaison auprès de l’état-major de l’Onuc à Léopoldville.
Parmi les officiers anciens qui encadraient la Brigade, je citerai entre autres et outre le Colonel Lasmar, le Lt Colonel M. Habib Essoussi, les commandants Ahmed el Abed, Ali Charchad, Mohamed Limam, Sadok Ben Said, les capitaines Moncef Essid, Hedi Abdelkader, Abdelmalek Allani, Hassouna Ben Bader chef de la clique et de la musique.
Alors que nous étions à plusieurs milliers de kilomètres de notre pays en train d’aider le peuple congolais à retrouver ses repères et ses représentants à s’asseoir autour d’une table pour discuter de l’avenir de leur pays, tracer les règles fondamentales d’un Congo uni et souverain et se mettre d’accord sur une formule d’entente définitive et permanente, des informations graves et pénibles, concernant notre pays, nous étaient parvenues le 19 juillet 1961 au soir. En effet, des bribes d’informations radio nous signalaient le début d’une guerre déséquilibrée et meurtrière entre l’armée tunisienne et l’armée d’occupation française dans la région de Bizerte.
Le gouvernement tunisien, ayant besoin de toutes ses unités pour faire face à cet affrontement inégal, demanda à l’ONU le rapatriement de sa brigade. Celui-ci commença le 24 juillet 1961 pour se terminer vers le 1e raoût. A l’arrivée de la brigade en Tunisie, les combats ont, suite à l’appel de l’Assemblée générale des Nations unies et aux résolutions du Conseil de sécurité, cessé depuis quelques jours. La Brigade a été positionnée autour de la capitale et dans la région de Bizerte.
La mission de la brigade tunisienne avec les Casques bleus était pour nous tous une riche expérience. C’est la première fois que nos soldats ont eu à accomplir une mission de cette importance, loin de notre pays. Elle a été aussi, pour nous, l’occasion de connaître les limites de nos capacités de commandement, d’organisation, de maîtrise de situations complexes, des difficultés rencontrées dans des régions difficiles et dans des situations inattendues; c’est la première fois que nous intervenons pour séparer des frères ennemis en train de s’entretuer tels que les Balubas et les Luluas, dont les luttes intestines duraient depuis des décennies. Elle nous a permis surtout de connaître et surtout d’apprécier certains de nos chefs qui ont fait preuve de leur grande aptitude et de leur savoir-faire pour mener à bien une mission tout à fait particulière et spéciale.
Tel a été le cas du commandant de la brigade, le colonel Lasmar que la majorité d’entre nous a découvert pour la première fois et que nous avons apprécié pour sa forte personnalité, pour ses grandes qualités de chef et de meneur d’hommes. Il était prévoyant, compétent, dur mais juste et humain. Ses capacités de commandement et ses brillants résultats l’ont rendu célèbre auprès des Forces des Nations unies et surtout auprès du commandant en chef, le Général Carl Von Horn.
Ce commandant de brigade, ce chef remarquable était très bien secondé par un chef d’état-major de grande valeur en la personne du Capitaine Moncef Essid. En effet, jeune diplômé de l’Ecole d’état-major française, grand travailleur et organisateur né, il a brillé par sa grande compétence et a su mener et diriger une jeune équipe d’état-major, sans grande expérience dans ce domaine, et composée de certains des jeunes lieutenants, nos camarades de promotion les lieutenants Mohamed Ben Cheikh, Ammar Abdelkader, Azzeddine Bettaieb et Dhiaeddine Ben Cheikh. (A suivre)
B.B.
*-Ancien sous-chef d’état-major
de l’armée de terre,
ancien gouverneur,
ancien Casque bleu
au Congo et au Katanga